9
Merde. Il détestait les larmes. Quand ils étaient petits, ç’avait toujours été la carte maîtresse de Paloma.
— Hé.
Il posa une main sur son épaule et elle se détourna. Il la contourna et vit qu’elle semblait… embarrassée ?
— Tu ne vois pas que je suis à bout de nerfs ? Je sais pertinemment que ma vie est en danger ! J’ai pas besoin que tu sois tout le temps en train de me le rappeler !
Si, elle en avait besoin, mais il lui sembla que le moment n’était pas bien choisi pour le mentionner. Au lieu de ça, il l’attira contre lui et la laisser pleurer partout sur son T-shirt. Ses seins pressaient contre sa cage thoracique, et le parfum fruité de son shampooing noya l’odeur des poubelles.
Puis, enfin, elle se calma.
— Bébé, j’essaie de t’aider, mais tu me rends la tâche très difficile.
Et de plus d’une manière. Il recula.
Elle renifla.
— Tu as vraiment une drôle de façon d’aider.
Elle releva les yeux vers lui, le nez et les yeux rougis par les pleurs. Il sentit un pincement de culpabilité, avant de la repousser. Peut-être qu’il avait fini par se laisser atteindre.
— Écoute, reprit-il. Tu dois te protéger, mais tu ne sais pas comment. Arrête d’être aussi têtue, et admets que tu as besoin de mon aide.
Elle s’éloigna et essuya ses joues. Après avoir lissé son chemisier, elle cala ses cheveux derrière ses oreilles.
— Très bien, tu as gagné.
Elle semblait recomposée.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
Il la regarda un instant, sachant qu’il serait stupide de répondre honnêtement à cette question.
— Je te prends à l’entrée principale dans vingt minutes.
Quand Feenie sortit du journal près de cinquante minutes plus tard, elle vit une Silverado noire garée dans la ruelle. Un type sexy y était appuyé, dans une imitation magistrale du petit ami en rogne.
— T’es en retard, dit Juarez en la prenant par le coude pour la conduire du côté passager.
— J’ai un job, tu sais. Je ne peux simplement pas m’évanouir dans les airs.
— J’aime pas attendre.
Il ouvrit la porte et la poussa à l’intérieur avant qu’elle puisse penser à une réplique pleine d’esprit.
— Alors, on va où ? demanda-t-elle quand il mit le moteur en route.
Il recula dans la ruelle jusqu’à Main Street. Il inspecta tous les rétroviseurs et fit une série de détours dans des rues au hasard jusqu’à être certain qu’ils n’étaient pas suivis. Feenie prit des notes mentales sur la technique et se résolut à essayer la prochaine fois qu’elle devrait se rendre quelque part en voiture.
— Allô ! dit-elle. Je veux savoir où on va.
Il lui accorda un bref regard. Il semblait agacé, et elle ne savait pas si c’était parce qu’elle l’avait fait attendre, ou s’il y avait autre chose. Son humeur semblait constamment en train de mijoter.
Elle braqua son regard sur le pare-brise et croisa les bras.
— Très bien. Si tu comptes ne pas me parler…
— Au champ de tir, dit-il.
— Tu veux dire, genre, du tir sur cible ?
Il la regarda.
— Si tu veux te protéger, tu dois savoir te servir d’une arme.
— Je sais. Je suis formée au tir à la carabine.
— Tu es formée.
— Oui.
— Et où est-ce que tu as été formée ?
— Mon père m’a appris les bases et puis, avant ma dernière année de fac, j’ai travaillé comme moniteur de tir dans une colonie de vacances. J’ai dû apprendre à tirer en position couchée, assise, à genoux, et debout.
Elle énuméra les quatre positions sur ses doigts.
Il fit un petit sourire narquois.
— Et c’était quoi ? Il y a dix ans ?
— Huit ! Et en plus, je pratique. Des fois quand je vais voir mon père, on tire sur des disques.
— C’est très bien pour chasser les oiseaux, mais quand est-ce que tu t’es servie d’un pistolet pour la dernière fois ?
Ça faisait au moins une décennie, mais qu’elle soit maudite si elle le lui avouait.
— Ça doit faire longtemps.
— Alors tu as besoin de te rafraîchir la mémoire. Tu peux te servir du mien pour commencer, jusqu’à ce que je te trouve quelque chose qui corresponde plus à ta vitesse.
— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ?
Il sourit.
— Crois-moi. Mon calibre est beaucoup trop gros pour toi.
Elle le regarda en plissant les yeux. Est-ce qu’il la taquinait maintenant, ou bien elle se faisait des idées ? Elle regarda par la fenêtre.
— Ouais, j’en doute pas.
Mais il ne plaisantait pas. Son arme ne lui convenait pas du tout. Au quatrième chargeur, Feenie avait déjà l’impression que ses bras allaient tomber en morceaux. Elle baissa le Glock et arracha le casque qu’il lui avait donné pour se protéger les oreilles.
— Tu veux faire ça encore combien de temps ? demanda-t-elle.
— Déjà fatiguée ?
— C’est juste qu’il commence à être tard et j’ai sauté le déjeuner.
— Un dernier, dit-il en lui tendant un autre chargeur.
Elle le chargea comme il lui avait montré et pointa de nouveau le bras vers la cible.
— Essaie avec la main gauche.
— Mais je suis droitière.
— Raison de plus pour pratiquer avec la gauche.
Il se plaça derrière elle et plaça ses mains sur les hanches de Feenie, avant de lui écarter les pieds du bout de ses bottes.
— Position plus écartée.
Elle suivit ses instructions, mais il resta juste derrière elle, si près qu’elle sentait la chaleur de son corps. Les muscles de son cou se tendirent. Il lui était impossible de se concentrer tant qu’il était là.
— Ne ferme pas tes genoux.
— Tu permets ? lâcha-t-elle. Tu me pousses, là.
Il recula et s’appuya contre la cloison qui les séparait du compartiment de tir voisin.
— Merci.
Elle ajusta sa position et leva l’arme. Son bras commençait à trembloter. Elle tira, mais ne toucha même pas la cible, et encore moins la silhouette.
— Waouh dis donc ! fit-il. On va dire que ça suffit pour aujourd’hui ! On peut revenir demain.
Feenie haussa les épaules et lui rendit prudemment le pistolet.
— Si tu veux.
Il s’empara du Glock, arma la sécurité et le rangea dans son holster. Elle comprit soudain pourquoi il portait toujours une veste en cuir, malgré le climat du sud du Texas.
— Est-ce qu’il ne faut pas un permis pour porter une arme ? demanda-t-elle.
— J’en ai un. T’en auras un aussi.
Elle ricana.
— Je ne crois pas que j’en aurai besoin. Je n’ai pas de sac assez grand pour cacher un truc comme ça.
— C’est un peu craignos, je sais. Difficile de perdre les vieilles habitudes. Ces trucs-là, c’est plutôt standard dans la police.
Feenie l’observa, essayant de déterminer si c’était la bonne occasion de demander pourquoi il avait quitté son boulot dans la police. Depuis sa conversation avec McAllister, elle n’avait cessé de penser à cette histoire de saisie de drogue.
— Alors, je me demandais…
— Ne t’inquiète pas, l’interrompit-il. On te trouvera quelque chose plus à ta taille. La bonne nouvelle, c’est que tu n’es pas une mauvaise tireuse. En revanche, tu dois te remettre en forme.
Il haussa les épaules sous sa veste en cuir et rangea son casque de protection dans sa poche.
— Quel est le problème avec ma forme ?
— Tu n’as aucune force dans le haut du corps. Il faut que tu en gagnes. Tu seras incapable de shooter quoi que ce soit si tes bras se transforment en gélatine chaque fois que tu lèves une arme.
Des bras en gélatine. Comme c’est charmant. D’accord, elle avait pris quelques kilos depuis son divorce, mais elle n’était pas en si piteux état.
Si ?
— Hé, relax, dit-il en prenant enfin conscience qu’il l’avait vexée. On va y travailler. Tu as plutôt de bonnes bases – sûrement grâce à la natation.
Il appuya sur le bouton qui ramenait la cible vers lui. Elle retira ses lunettes de protection et regarda longuement le papier. Plusieurs coups – ceux de Juarez – avaient atteint le centre de la silhouette, tandis que le reste avait parsemé la zone autour de la forme sombre. C’étaient ses coups à elle, ainsi que d’autres qui avaient complètement manqué la cible. Il avait raison. Son corps et son adresse avaient tous deux besoin de travail.
— Bien, dit-elle en ravalant sa fierté. Dis-moi juste ce qu’il faut que je fasse.
Il lui caressa doucement le menton.
— On doit faire de la gym. Mais on va d’abord aller manger.
Ils passèrent par chez elle pour qu’elle prenne des vêtements de rechange – il gardait toujours son sac de gym dans le coffre, lui – puis il l’emmena au drive-in d’un fast-food dans un quartier louche de la ville. Feenie ne s’y était jamais rendue auparavant, mais elle prit la longue file de voitures comme un signe positif.
— Qu’est-ce qu’il y a de bon, ici ? demanda-t-elle tandis qu’il avançait la voiture jusqu’à la carte du menu.
— Tout.
— Ça m’aide beaucoup.
— Essaie les rondelles d’oignon frit. Artères bouchées garanties, mais elles en valent le coup.
Il se retourna vers sa vitre et commanda deux cheeseburgers et une boîte d’oignons frits.
Rien qu’en entendant le mot, elle en avait l’eau à la bouche, mais elle se rappela le commentaire sur la gélatine.
— Je vais prendre un milk-shake à la fraise, petit format.
Il haussa les sourcils.
— Quoi ? Je ne veux pas trop me remplir avant qu’on se mette au travail.
— Fais comme tu veux.
Il commanda pour elle et attendit, la vitre baissée, que la file de voiture avance. L’odeur d’oignons frits vint flotter jusque dans le pick-up et l’estomac de Feenie gronda.
— Alors, cette affaire sur laquelle tu bosses, dit-elle, plus pour couvrir le bruit qu’autre chose. C’est la routine, pour toi ? Je croyais que les détectives privés faisaient plutôt dans le genre « je-crois-que-ma-femme-me-trompe ».
— J’en fais quelques-uns. Mais mon gagne-pain, c’est principalement les affaires d’indemnisations de travailleurs. Les usines de la vallée sont toujours assaillies de revendications. Les compagnies d’assurances m’engagent pour mettre mon nez dedans et voir si elles sont légitimes.
— Et c’est le cas ?
Il vérifia tous les rétroviseurs et inspecta l’horizon avec un œil de lynx. Il semblait toujours en état d’alerte maximum.
— Parfois. Mais quelquefois, c’est faux. Tout ça est plutôt ennuyeux, en réalité, mais ça paie les factures.
Elle ne le voyait pas comme quelqu’un qui se coltine un boulot qu’il trouve lui-même ennuyeux. Mais, là encore, elle écrivait bien des nécrologies pour vivre, alors qui était-elle pour critiquer ? Peut-être que d’autres aspects de son travail lui plaisaient.
— J’imagine que les affaires de clandestinité sont un peu plus excitantes ?
Il baissa complètement sa vitre et sortit son portefeuille.
— Pas vraiment, dit-il.
Elle essaya de lui tendre de la monnaie, mais il la repoussa d’un geste de la main.
— Mes cas préférés, c’est les pères mauvais payeurs. J’aime traquer ces types et les obliger à payer. Le truc de l’épouse suspecte, c’est déprimant.
— Pourquoi ?
Il haussa les épaules.
— La plupart du temps, quand les gens croient que leur épouse les trompe, ils ont raison. Mais quand ils viennent me voir – particulièrement les femmes – ils espèrent que je leur prouve le contraire. C’est assez rare que ce soit le cas. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent du temps, je coince le type. Ou la fille, c’est selon.
— La femme, dit Feenie en rangeant les billets dans son sac.
— Quoi ?
— Tu coinces la femme. Appeler une épouse de cinquante ans une « fille », c’est un peu avilissant, tu ne trouves pas ?
Il releva un coin de ses lèvres.
— Je n’avais pas réalisé que tu étais féministe.
— Je le suis pas.
Peut-être que si elle l’avait été, elle aurait eu le bon sens de ne pas quitter son job après avoir épousé Josh. Et alors, elle n’aurait pas eu à recommencer sa carrière à zéro après son divorce.
— Je fais juste une remarque. Les gens disent toujours des trucs du genre « comment une belle fille comme vous peut encore être célibataire ? ». Ça devient agaçant.
Il se mit à rire.
— OK, c’était pas pour t’agacer. La prochaine fois, tu pourras payer le dîner.
Oups. Là, il l’avait eue. Elle était sur le point de ressortir ses billets, mais il semblait prendre plaisir à la regarder se tortiller d’embarras, alors elle préféra changer de sujet.
— J’aurais aimé connaître quelqu’un comme toi quand j’étais mariée à Josh. Bien sûr, je n’avais pas la moindre idée qu’il me trompait, alors j’imagine que je ne t’aurais pas engagé, de toute façon.
Juarez paya et tendit à Feenie un gobelet en carton glacé et un sac en papier chaud. Elle cala le gobelet entre ses jambes et jeta un coup d’œil à l’intérieur du sachet. Ça sentait divinement bon et, une nouvelle fois, elle regretta de ne pas avoir commandé les rondelles.
Juarez sortit du parking.
— Ça t’embête de me passer un des hamburgers ? Je meurs de faim.
Elle déballa le sandwich et le lui tendit avant de prendre son milk-shake. Le sachet reposait sur ses genoux, merveilleusement chaud et aromatique. Juarez y plongea la main et en ressortit une rondelle d’oignon frit.
— Tu ne t’es vraiment jamais doutée que ton mari te trompait ?
Elle aspira à la paille, qui fut immédiatement bouchée par un morceau de crème glacée. Elle retira le couvercle et agita la paille.
— Non. Pas le moindre soupçon.
Il ricana.
— Quoi ? Tu ne me crois pas ?
— Il y a toujours un soupçon, un indice. Tu n’y faisais probablement pas attention.
En entendant ça, ses poils se hérissèrent, principalement parce qu’elle s’était dit la même chose de façon répétée pendant les mois qui avaient suivi son divorce. Mais elle n’avait réellement jamais rien soupçonné. Elle avait été la quintessence de la femme ignorante, ce qui expliquait en partie pourquoi son divorce avait été aussi humiliant. Elle soupira et ramassa une goutte de milk-shake.
— J’imagine que c’est assez représentatif. La blonde godiche. La dernière à savoir.
Il s’arrêta à un feu et tendit la main pour prendre une autre rondelle d’oignon. Elle retint son souffle et détourna les yeux quand il plongea la main dans le sachet posé sur ses genoux.
— Tu n’es pas une godiche, dit-il. Je parie que si tu étais tombée sur un paquet d’indices, tu n’étais simplement pas prête à affronter la réalité. Où est-ce que vous vous êtes rencontrés tous les deux, d’ailleurs ?
Elle remua son milk-shake. Il était bon, mais sa nourriture semblait bien meilleure encore.
— À une soupe populaire.
— Une soupe populaire ?
— Ouais. Je venais d’emménager ici après la fac, mais je n’avais pas encore de boulot, alors j’étais volontaire au garde-manger. Ils géraient une soupe populaire là-bas avant que le financement soit à sec. Maintenant, ils ne font plus qu’offrir des fruits et légumes aux sans-abri. Un peu dans le genre de Meals on Wheels[9].
— Tu es en train de me dire que Garland s’occupait de nourrir les pauvres quand tu l’as rencontré ?
— Ouaip. Plutôt réconfortant, je sais. Je suis totalement tombée amoureuse de son geste.
Allez, tant pis. Elle plongea la main dans le sachet et en ressortit une rondelle d’oignon chaude et huileuse. Elle était encore meilleure qu’elle ne l’avait imaginé.
— Wow.
— Je t’avais dit.
Elle lui jeta un regard maussade en mangeant une autre rondelle.
— Quoi qu’il en soit, on s’est rencontrés à la soupe populaire le jour de Thanksgiving. Après s’être fréquentés pendant plusieurs semaines, il m’a parlé de la possibilité d’embauche dans son cabinet d’avocats. Le cabinet de son père, en fait. C’était un poste de réceptionniste avec « possibilité d’évolution », ou du moins c’est ce qu’il m’avait dit.
— Tu n’as pas besoin de diplôme pour répondre au téléphone.
— Merci, je suis au courant. Mais j’avais un diplôme en littérature anglaise, alors ça n’ouvrait pas vraiment beaucoup de portes. Le boulot payait toujours plus que du volontariat, alors je me suis jetée dessus. À l’époque, mon père me prenait la tête à propos de mon chômage alors qu’il avait dépensé de l’argent durement gagné, pour mon éducation.
— Qu’est-ce que tu as pensé du cabinet de Garland ?
— Ça allait, on va dire.
Elle fronça les sourcils à ce souvenir.
— Les avocats étaient plutôt du genre coincé, en revanche. Et ils traitaient le personnel comme de la merde.
Elle se rappela l’assistante de Juarez. Feenie l’avait maintenant rencontrée deux fois, et les deux fois, elle lui avait semblé être une femme intelligente, compétente, et qui s’ennuyait.
— C’est ce que font la plupart des gens, tu sais, ce qui est vraiment une piètre stratégie. Si j’avais ma propre entreprise, je m’assurerais que mon personnel soit heureux.
Juarez lui jeta un regard en coin.
— Si tu as quelque chose à dire, crache le morceau.
Feenie haussa les épaules.
— Je pense que Teresa est sous-exploitée. Elle a l’air trop intelligente pour ce qu’elle fait. Pourquoi tu ne la laisses pas t’aider avec tes clients ? Peut-être dans les affaires d’assurance que tu n’aimes pas.
Juarez prit quelques virages, serpentant dans une partie de la ville dans laquelle Feenie ne s’était définitivement jamais rendue auparavant.
— Je n’avais pas remarqué que vous étiez si proches, toutes les deux, dit-il.
— J’ai un peu parlé avec elle quand je suis passée à ton bureau, et je sais reconnaître l’ennui quand je le vois. Si tu ne lui donnes pas quelque chose d’intéressant à faire, tu vas la perdre. Mais qu’est-ce que j’en sais ? Je ne suis pas détective privée.
Il marmonna quelque chose qui ressembla à un acquiescement.
— Où est-ce qu’on va ? demanda-t-elle pour changer de sujet.
Juarez n’appréciait manifestement pas ses conseils de gestion d’entreprise.
— À la gym. On y est presque.
Il plongea la main dans le sachet pour prendre le deuxième hamburger.
— Qu’est-ce que tu voulais dire quand tu as dit que tu étais totalement tombée amoureuse du geste de Garland ?
Elle posa son milk-shake dans le porte-gobelet et se consacra aux rondelles d’oignon. Peut-être que si elle mangeait suffisamment d’oignon, elle serait sûre d’éviter de l’embrasser. Car elle n’avait pas pensé à grand-chose d’autre depuis qu’il s’était placé juste derrière elle au champ de tir.
— Tout ce que fait Josh, c’est pour l’effet, dit-elle. Il est comme ça. Il était volontaire à la soupe populaire, mais j’ai réalisé plus tard qu’il ne le faisait que pendant les vacances quand les médias étaient susceptibles de débarquer. Il faisait du bénévolat pour le cabinet de son père, mais seulement quand il s’agissait d’une affaire facile ou quelque chose avec un aspect publicitaire. Tout n’est qu’une question d’image. Et tout était lié à son plan quinquennal.
Juarez s’engagea dans un parking et alla se garer près de ce qui ressemblait à un vieil entrepôt.
— On y est ? demanda-t-elle.
— Ouais. Mais j’ai envie d’en entendre davantage sur le plan quinquennal.
Elle but à grand bruit la fin de son milk-shake. Elle détestait parler de Josh, mais elle supposait qu’il était préférable de s’en débarrasser. Juarez continuerait certainement d’insister jusqu’à obtenir les réponses qu’il voulait.
— Il avait ce fameux plan quinquennal, reprit-elle. Il venait d’achever la première phase, qui était de se marier et de devenir associé avant ses trente-cinq ans. Les cinq années suivantes, il devait établir une relation avec tous les chefs d’entreprise de la ville et se présenter au conseil municipal. Il ne parlait jamais de plus de deux projets à l’avance, mais je suis presque sûre qu’il briguait la mairie.
Juarez l’observa, clairement suspendu à ses lèvres. Il semblait éprouver une curiosité sans bornes quand il s’agissait de Josh. Une fois encore, elle se demanda s’il se servait simplement d’elle pour son enquête. Parfois, son intérêt semblait vraiment sincère, mais alors, dès qu’elle baissait sa garde, il repartait à la pêche aux informations.
— J’imagine que le divorce ne faisait pas partie de son plan ? demanda-t-il.
Elle eut un rire jaune.
— Ça ne faisait pas partie du mien, en tout cas. Mais s’il ne voulait pas que je sabote son programme, il aurait dû garder sa braguette bien fermée. Ce que je pense, c’est qu’il sera remarié d’ici deux ans maximum. Probablement avec quelqu’un de riche et qui a de bonnes relations.
— Intéressant. Et j’imagine que les contacts de son père l’aident à lui ouvrir des portes, pour tout ça ?
— Tu m’étonnes. Bon, on arrête de parler de Josh ? J’en ai ras le bol de penser à lui.
Feenie plongea sa main dans le sachet et fut surprise de voir qu’il ne restait plus qu’un oignon frit. Elle leva les yeux et Juarez la regarda avec une grimace.
— Désolée, murmura-t-elle en lui offrant le dernier.
— Prends-le.
— Non, toi. Au moins, je sais que tu n’essaieras pas de m’embrasser.
Ses joues s’enflammèrent quand elle réalisa qu’elle avait dit ça à voix haute. Elle n’en avait pas eu l’intention. Sauf qu’elle l’avait fait quand même. Elle le taquinait, et ils le savaient tous les deux.
Il s’approcha.
— Tu crois vraiment qu’une rondelle d’oignon peut se mettre en travers de mon chemin si j’ai envie de t’embrasser ?
Il avait pris une voix basse et sensuelle.
Elle déglutit.
— Oui.
Il pencha la tête et l’embrassa, et elle ressentit une vague de chaleur dans le bas-ventre. Elle aurait voulu pouvoir l’attribuer au sachet du fast-food, mais il était désormais vide.
Quand il s’écarta, il souriait.
— Tu vois ? Les oignons ne sont pas un obstacle.
— Pas pour toi, peut-être. Je déteste l’haleine à l’oignon.
Elle essaya d’avoir l’air irrité, mais elle sembla plutôt embarrassée.
Il sourit, lisant manifestement en elle comme dans un livre ouvert.
— Allons-y, dit-il. On finira cette conversation plus tard.
Dans son ancienne vie, Feenie avait travaillé dans un centre de fitness très snob rattaché au Country Club de Mayfield. Parée d’une tenue de sport très chic, elle transpirait et soulevait de la fonte, entraînée par une musique énergique, encerclée par des corps chirurgicalement améliorés et de tout l’équipement fitness dernier cri.
Chico’s Gym, c’était tout l’inverse du snob.
Feenie regarda autour d’elle avec étonnement tandis que Juarez la guidait vers les portes. L’endroit était un entrepôt reconverti, avec un sol en béton et des néons fluorescents. Les appareils de musculation et les sacs de boxe étaient dispersés un peu partout, et le point de convergence de la pièce était un ring de boxe surélevé. Personne ne combattait pour l’instant, mais Feenie avait l’impression que le ring avait été mis à rude épreuve.
Un monstre couvert de tatouages montait la garde à l’entrée. Juarez lui fit un signe de tête et lui adressa quelques mots en espagnol quand ils entrèrent. Le type regarda Feenie de haut en bas, avant de hocher la tête presque imperceptiblement.
— C’était Chico ? demanda-t-elle quand ils furent hors de portée.
— Son frère, Eduardo, répondit Juarez.
— Pas étonnant. Il me semble pas très chicos.
— Chico non plus. C’est plutôt des durs. Chico gère un centre d’haltérophilie appelé La Maison de la Douleur.
— Aïe aïe aïe. Et Eduardo ?
Juarez haussa les épaules.
— Je sais pas. Il tient la racaille à l’écart ?
Ouais, bien sûr. La majorité des occupants de la salle semblaient plutôt agressifs sur les bords. Ils avaient tous des tatouages. Peu de femmes. Elle sentit des dizaines de paires d’yeux se poser sur elle tandis qu’elle traversait la pièce, maudissant en silence son choix de survêtement. En marcel jaune et short rose, elle avait l’impression d’être un œuf de Pâques. Juarez avait la main posée au bas de son dos, en apparence pour la diriger, mais en réalité, pour annoncer à tout le monde ici présent qu’elle était avec lui. La menace sous-jacente était claire. La graine de féministe qui sommeillait en elle voulait être offensée, mais la mauviette profonde se sentait ridiculement soulagée.
Au lieu de la musique énergique, Feenie perçut du métal bruyant et des gémissements de douleur tandis qu’ils se faufilaient jusqu’à un coin libre. Juarez posa son sac de toile par terre et ramassa un gros ballon noir.
— Commençons par le ballon d’exercice, dit-il en la lui tendant.
Il portait un T-shirt et un short noirs, et elle essaya de ne pas s’attarder sur la manière dont ses pectoraux gonflaient le tissu. Elle ne vit aucun tatouage, mais ça ne voulait pas dire…
— Allô, dit-il, interrompant ainsi le fil de ses pensées.
Elle lui prit la balle des mains et la laissa immédiatement tomber sur son pied.
— Aïe ! Tu ne m’as pas dit qu’elle était si lourde !
— C’est un ballon d’exercice, qu’est-ce que tu croyais ?
Elle prit une profonde inspiration et le ramassa.
— Ça pèse une tonne. Qu’est-ce que tu veux que je fasse avec ça ?
Il fit un pas en arrière.
— Six kilos. Et on va commencer par se le passer d’avant en arrière.
Vingt minutes plus tard, ses bras tremblaient de nouveau.
Elle avait passé la balle. Elle avait jeté la balle. Elle avait fait des flexions-extensions en la tenant au-dessus de sa tête. Ils étaient ensuite passés aux haltères et à quelques autres appareils avant de finir par le tapis. Feenie parvint à faire trois pompes avant de s’effondrer.
— OK, ça suffit, déclara-t-il enfin. On va maintenant passer au jeu de jambes.
— Au jeu de jambes, répéta-t-elle en cherchant à reprendre son souffle.
Ils étaient là depuis maintenant presque une heure, et Juarez avait à peine versé une goutte de sueur.
— Je vais te montrer quelques bases d’auto-défense. Maintenant, reste là pendant que je t’attrape par-derrière.
— Ça me rappelle quelque chose.
Quelques secondes plus tard, il enroulait ses bras autour de son cou. Elle les repoussa, mais il ne bougea pas d’un millimètre.
— Tu gaspilles tes forces, dit-il. Tu seras plus petite que ton agresseur, donc n’y va pas à la force.
Il lui montra comment écraser le pied de son assaillant et se libérer d’une prise comme celle-ci. Il lui expliqua ensuite comment atteindre les parties vulnérables du corps : les yeux, les oreilles, la gorge et – bien sûr – l’entrejambe. Ils pratiquèrent plusieurs sortes de prises, et Feenie réussit à se libérer de bon nombre d’entre elles. À un moment donné, elle lui fit une balayette et le fit trébucher. Il tomba à genoux et se releva de nouveau.
— Pas mal, dit-il avec un sourire. Bonne agilité.
Pour la première fois depuis qu’ils avaient commencé, le souffle de Juarez semblait s’accorder au sien, et Feenie se sentit infiniment contente d’elle.
— L’agilité, c’est ma spécialité. C’est le résultat de quatre ans de pom-pom girl.
— Pom-pom girl, hein ? J’aurais dû m’en douter.
— Hé !
Elle ramassa une serviette et épongea la sueur sur sa nuque.
— Ne critique pas si vite. Si j’ai un peu de coordination, c’est grâce à toutes ces chorégraphies.
— Je ne critique pas.
Il lui fit glisser la serviette des mains et la lui passa autour du cou.
— Tout ce qui te permet de rester saine et sauve, ça me va.
Sa gorge se serra. Est-ce qu’il s’intéressait vraiment à elle, ou bien est-ce que tout ça faisait partie de son numéro ? Elle l’observa un moment en songeant qu’elle aurait aimé pouvoir lire dans ses pensées. Mais il savait y faire, quand il s’agissait de les dissimuler.
Les lumières clignotèrent. Elle regarda autour d’elle et remarqua soudain qu’ils étaient les derniers dans la salle. L’horloge indiquait dix heures vingt-cinq.
— Je crois que je ferais mieux de rentrer, dit-elle en se baissant pour ramasser son sac. J’ai des choses à faire, et si je ne suis pas au lit à minuit, je me transforme en citrouille.
Juarez lui prit son sac des mains et le mit sur son épaule. Il n’était pas lourd, mais il y avait rangé son arme et il semblait avoir l’intention de le garder le plus près possible, autant que possible.
— Je te mettrai au lit pour minuit, mais je ne te ramène pas chez toi, dit-il. Tu passes la nuit avec moi.